Au Théâtre de la Colline, Krzysztof Warlikowski propose une impressionnante odyssée de notre temps
Où sont les dieux dans le monde d’après la Shoah ? Telle est la question, abyssale et labyrinthique, posée par le grand metteur en scène polonais dans ce nouvel opus élaboré à la manière d’un improbable jeu de construction. Une matière épaisse et dense se déploie, inscrite dans un imposant dispositif à l’architecture mobile de Malgorzata Szczesniak. A travers le chef-d’œuvre d’Homère et deux livres d’Hanna Krall, Le Roi de coeur et Roman pour Hollywood, Warlikowski croise deux destins : celui d’Ulysse et celui d’Izolda Regensberg, et deux retours qui s’avèrent impossibles. Quand Ulysse retrouve sa famille, les siens ne le reconnaissent pas. De même, les retrouvailles entre Izolda et son mari Shayek ne sont pas celles espérées. Au contraire du héros mythique, le personnage d’Izolda est réel qui, à force d’une opiniâtreté sans bornes, réussit à sortir son mari des camps d’extermination puis à convaincre Hanna Krall d’écrire sa biographie. Mais son ultime rêve de voir le film de sa vie interprété par Elizabeth Taylor échouera. Alors ? Sur le plateau, une longue cage métallique se déplace sur des rails au gré des situations, suggérant et compartimentant les lieux : geôle, camp, passage, magasin…
L’omniprésence du passé
De l’odyssée et du retour d’Ulysse au périple d’Izolda, la pièce compose avec la mémoire et ses défaillances. D’Ithaque à la Pologne, de l’Autriche à l’Amérique, elle se déroule en séquences, au gré de digressions et d’associations : l’immortalité, Hadès,… Le metteur en scène puise dans tous les matériaux possibles pour raviver notre histoire, convoquer les fantômes, rappeler l’omniprésence du passé, dans un enchaînement qui peut dérouter mais au final révèle son évidence et sa pertinence. Ainsi, au fil des scènes, apparaissent Roman Polanski et un producteur face à Izolda, Martin Heidegger et Hannah Arendt sur fond de paysage montagnard dans les années 50, Liz Taylor sur la pellicule, puis sur un lit d’hôpital, et enfin Claude Lanzmann, après un extrait de Shoah, s’interrogeant sur ce qui peut être filmé… jusqu’à ce malicieux et inquiétant dibbouk qui clôt étrangement l’épopée. Dans la mise en scène virtuose de Warlikowski, ce brassage d’un mythe éternel et le rappel d’un passé proche fait office d’alerte. Il bouscule, résonne, questionne et interpelle sur notre monde. A l’instar de celles de Stanislaw Brudny et d’Ewa Dalkowska, stupéfiants d’intensité, l’interprétation des comédiens du Nowy Teatr de Varsovie (que dirige Warlikowski) est hors pair. Un spectacle rare, mystérieux et profond.
L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood * * * *
La Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris 20e. Tél. 01 44 62 52 52. www.colline.fr Jusqu’au 21 mai. Spectacle en polonais surtitré en français et en anglais.
(Photo Magda Hueckel)