A l’Odéon, la dernière création du grand metteur en scène polonais Krystian Lupa
Déprogrammée en juin par la Comédie de Genève, puis annulée lors du Festival d’Avignon, la dernière création de Krystian Lupa a enfin pu voir le jour, grâce à la détermination de Stéphane Braunschweig, au Théâtre de l’Odéon. Et c’est toujours un événement de voir la maitrise du grand metteur en scène polonais qui adapte ici l’écrivain allemand W. G. Sebald (1944-2001). Sur les quatre récits que comporte le roman, Krystian Lupa en retient deux, autour des personnages de Paul Bereyter et Ambros Adelwarth, ressuscités par le narrateur. Le premier, instituteur (celui de l’auteur), radié de l’enseignement à cause d’un grand-père juif, quitte l’Allemagne, mais y revient en 1939 et s’engagera dans l’armée. Le second est un grand oncle de l’écrivain, majordome, et amant, d’un jeune juif, Cosmo Solomon, fils d’une riche famille américaine. Deux vies, deux trajectoires, qui deviennent une matière théâtrale dont le metteur en scène a le secret.
Un théâtre de fantômes
Certes, on ne retrouve pas pleinement dans ce spectacle l’indiscutable réussite, la profonde osmose des grandes adaptations de Broch ou Bernhardt (Les Somnambules, Extinction, Des arbres à abattre,…) et de leurs interprètes polonais. Mais le travail scénique s’impose, avec ce cadre rouge entourant chaque tableau, ces projections d’images sur un voile interférant avec le plateau, cette évocation sensible du passé, cet étirement du temps jusqu’à le rendre palpable, ces ajustements de strates, ce rappel lancinant de l’Histoire quand elle broie les vies. Et comment ne pas être profondément ému par cette salle de classe, et plus tard par ces mannequins portés par les comédiens, réminiscences du grand Tadeusz Kantor ? C’est bien un théâtre peuplé de fantômes, de personnages sortis d’albums photos et ressuscités, habité de silences, de temps et de souvenirs mêlés, pétri d’une mélancolie profonde que Lupa donne à voir, et qui bouleverse. Quant à ces images d’un hôpital psychiatrique désaffecté avec son graffiti Artaud not dead et ses fauteuils destinés aux séances d’électrochoc, elles saisissent le coeur. La musique de Bogumil Misala, la vidéo de Natan Berkowicz, les lumières, tout compose une aventure théâtrale unique, entre littérature et incarnation, d’une force inaltérable.
Les émigrants * * * *
Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, Paris 6e. Tél. 01 44 85 40 40. www.theatre-odeon.eu Jusqu’au 4 février.
(photo Simon Gosselin)