Racine carrée du verbe être

Wajdi Mouawad signe une fresque comme il sait les dessiner ouvrant sur de multiples pistes

Entrer dans un spectacle de Wajdi Mouawad, c’est comme partir en voyage, on sait d’où l’on part, mais on ne sait quel but sera atteint. L’important, c’est le voyage et l’histoire qui le guide. Avec cette dernière création, l’histoire est multiple, placée sous le signe des mathématiques, et ouvre sur plusieurs destinées. A une destination géographique correspond une destinée personnelle. Voici : en 1978, dans le Liban en guerre, le père de Wajdi Mouawad avait fait établir les passeports de toute la famille, renouvelant quand nécessaire deux visas, au cas où il faudrait partir précipitamment : un pour la France, un pour l’Italie. Le 22 août de cette année-là, des billets sont pris pour le premier avion en partance : c’est Paris… Et si la famille était allée en Italie ? L’auteur, hanté par cette interrogation, se prend alors au jeu des si : qui serait-il devenu ? Et d’ouvrir des pistes possibles sur plusieurs personnages… Du petit garçon expliquant la racine carré à son grand-père avant le départ du Liban, nous voici transportés 42 ans plus tard. En différents lieux, à suivre différents avatars de l’auteur : le Talyani resté à Beyrouth, où son magasin de jeans vient d’être détruit par une bombe ; le chirurgien renommé en Italie, humain détestable ; l’artiste installé au Québec ; le chauffeur de taxi sympathique dans la région parisienne ; le condamné à mort dans une prison américaine.

Croisements de vies

Passionnante et étonnante démonstration, adossée donc à des lignes mathématiques, et formidablement maitrisée. Suivant les jours d’une semaine, allant de l’enfance à la vieillesse, Mouawad accompagne ses personnages sans perdre jamais (ou à peine, et pour mieux le retrouver) le spectateur. L’auteur et Jérôme Kircher interprètent les différents Talyani : le premier, plus empathique avec ses personnages, le second impressionnant dans des rôles ingrats, retors, difficiles. A les voir cheminer en parallèle, l’effet est garanti. A la mise en scène, Mouawad fait preuve d’une grande habileté, aidée en cela par la scénographie d’Emmanuel Clolus glissant d’un continent à l’autre. Hormis Norah Krief et Raphaël Weinstock, les autres comédiens interprètent plusieurs personnages. Parmi eux, Jérémie Galiana retient particulièrement l’attention, et aussi Richard Thériault, Jade Fortineau, mais tous, comme les membres de la Jeune Troupe, sont à saluer. Le temps de ces différentes explorations de vie, l’auteur évoque, en supplément, et survole les préoccupations actuelles : écologie, peine de mort, violences faites aux femmes, fin de vie… Découpé en trois parties, le spectacle d’une durée de 6 heures peut être vu en intégrale ou en deux soirées. D’une façon ou d’une autre, comme pour un feuilleton, ou une série bien ficelée, on a envie de connaître la suite, savoir ce qui va se passer dans ces déroulés de vies. Tout le talent de Mouawad pour raconter des histoires est dans ce souffle-là.

Racine carrée du verbe être           * * *

Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris 20e. Tél. 01 44 62 52 52. www.colline.fr Jusqu’au 30 décembre.

(Photo Simon Gosselin)