A l’Odéon, Jean-François Sivadier met en scène une pièce d’Ibsen en résonance avec aujourd’hui
Ecrite en 1883, pendant une longue période d’exil, la pièce de Henrik Ibsen (Peer Gynt, Maison de poupée) contient une rage intacte. L’écrivain norvégien, alors en colère contre son pays et ses détracteurs, y dénonce les dérives et les ambivalences de la démocratie. Son héros, le docteur Thomas Stockmann, dirige l’établissement thermal d’une petite ville de province, créé avec le préfet, son frère. A la suite d’analyses, l’eau se révèle empoisonnée par la tannerie voisine, et dangereusement toxique pour les curistes. Le médecin rédige un rapport, alerte les fonctionnaires ainsi que la presse, convaincu naïvement que la fermeture du lieu permettra les travaux de reconstruction du système hydraulique de la ville. Mais le préfet intervient pour étouffer l’affaire et le docteur voit ses alliés se retourner contre lui. L’économie a raison de l’écologie. Seul contre tous, Thomas Stockmann, tel un lanceur d’alerte d’aujourd’hui, devient un bouc émissaire, découvre la versatilité de la foule, les lâchetés, les retournements et les pressions politiques. Qui est l’ennemi du peuple ? « La majorité a le pouvoir mais elle n’a pas raison », se défend le médecin.
Le plateau comme une tribune
Dans la nouvelle traduction d’Eloi Recoing (1), les thèmes (manipulation des masses, étouffement d’affaire gênante…) résonnent d’une actualité saisissante, soulignée par la mise en scène de Jean-François Sivadier. La scénographie, cosignée avec Christian Tirole, baigne dans une ambiance aquatique, l’eau semblant ruisseler sur des tentures en plastique savamment éclairées par les lumières de Philippe Berthomé. Un abri protecteur bientôt menacé quand la population se retournera contre le docteur. Comme à l’accoutumée, Sivadier ne se prive pas, sans en abuser toutefois, d’adresses au public, de passages interactifs, notamment dans la grande scène du débat où le public hésite, ne sait plus s’il assiste à un moment de théâtre ou d’agitprop. Nicolas Bouchaud s’empare du plateau comme d’une tribune, invective la salle, « majorité compacte, véritable danger », va jusqu’à faire voter le public pour désigner « l’ennemi du peuple ». La démonstration est édifiante, dans le prolongement du texte d’Ibsen. Ce théâtre qui interroge est formidablement incarné par Nicolas Bouchaud, imposant dans toutes les facettes de son personnage, Agnès Sourdillon, épouse effacée, Vincent Guédon, préfet cynique, Jeanne Lepers, Cyril Bothorel, Stephen Butel, Cyprien colombo, Sharif Andoura.
(1) Actes Sud.
Un ennemi du peuple * * *
Théâtre de l’Odéon, Place de l’Odéon, Paris 6e. Tél. 01 44 85 40 40. www.theatre-odeon.eu Jusqu’au 15 juin. Puis tournée.