A la Colline, Anouk Grinberg fait entendre la voix de ceux que la société a rejetés et internés
Au départ, il y a eu la collecte de textes d’art brut et non bruts, réunis dans un livre, Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? paru en 2020. Deux ans plus tôt, cependant, il y avait eu, déjà pensé, un premier spectacle. Autant dire qu’il a fallu du temps, des années de recherches et d’explorations à Anouck Grinberg et au musicien Nicolas Repac pour réaliser ce spectacle autour de textes issus de l’Art brut écrits par des hommes et femmes anonymes, ou des poètes et auteurs connus, tels Aloïse Corbaz, Emily Dickinson, Adolf Wöfli… Artistes sans le savoir, souvent enfermés, libres dans leur tête, ils ont écrit, sans toujours connaître l’orthographe ni le dictionnaire, et encore moins la grammaire, en inventant des mots. « Avec les artistes bruts on est à la source de l’art. Ces œuvres sont du pur jaillissement. (.…) elles obéissent juste à la nécessité impérieuse de dire ce qui est… » Selon leurs auteurs, on y retrouve, parfois entremêlés, la souffrance, la révolte, le rire, l’amour. Et toujours l’innocence au coeur, comme une lumière. « L’écriture est mon arme secrète. J’adore appuyer sur la gâchette, balancer des munitions pour faire péter le son et me faire entendre », écrit Babouillec dans Voyage au centre d’un cerveau d’autiste. Son cri, comme ceux de tant d’autres, a sa place dans la littérature.
Humain, trop humain
Quand Anouk Grinberg paraît sur scène, elle est une silhouette androgyne et gracile dans une défroque intemporelle tendance clown, pantalon court, veste et bottines, cheveux tirés, visage sans fard, prêt pour toutes les expressions. Tandis que tintent des notes de musique, elle entame un premier texte, la lettre d’un enfant à ses parents. A chaque texte, elle est un, une autre, faisant entendre la douleur, l’espoir, la joie… Lettres écrites dans des lieux d’internement (Saint-Alban, Marsens, Saine-Anne…), parfois non transmises, courriers conservés aux archives, le travail d’assemblage est remarquable qui compose une sorte d’anthologie bouleversante, et un « spectacle » comme un show, toujours en mouvement, par moments au bord du rire et de la joie. Et quelle merveille que ce langage dru, charnel, cette poésie faite de mots inventés, comme une matière vivante. La comédienne donne vie à chaque personnage, module sa voix, bouge en liberté et danse au son de la musique. Entre les mains de Nicolas Repac, les instruments multiples semblent des jouets accompagnant les âmes enfantines de ces écrivains. Sous le regard attentif d’Alain Françon qui supervise la mise en scène, lumières (Joël Hourbeigt), chorégraphie (Caroline Marcadé) et scénographie de Jacques Gabel, tout compose un récital unique, d’une sensibilité et d’une humanité profondes qui fait entendre la voix des souffrants anonymes et va directement au cœur. Un travail totalement accompli, admirable et magnifique.
Et pourquoi moi je dois écrire comme toi ? * * * *
La Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris 20e. Tél. 01 44 62 52 52. www.colline.fr Jusqu’au 20 octobre.
(Photo Tuong-Vi Nguyen)