La dernière pièce de Fabrice Melquiot offre un terrain de jeu détonant à deux comédiens majestueux
Sur la scène des Bouffes du Nord, ils sont déjà là quand le public commence à prendre place. Deux hommes assis sur des cartons, échoués dans une salle désaffectée, aux sièges cassés, au sol en poussière. Les pieds qui s’agitent disent l’énervement, l’attente, l’inquiétude : le vidéoclub qu’ils ont tenu pendant vingt-sept ans va fermer. Comme les boulangeries, comme tant d’autres petits commerces qui doivent mettre la clé sous la porte, les deux compères tirent leur révérence, ils sont hors d’usage, l’époque n’est plus aux cassettes vidéo. Reste à tourner la clé dans la serrure. Et s’en aller. Les deux compères de Lazzi (mot italien entré dans la langue française et signifiant bouffonneries ou encore jeux de scènes, quolibets….) portent le prénom de leurs interprètes : Philippe et Vincent. L’auteur a écrit la pièce pour eux : Philippe Torreton et Vincent Garanger. Quand leur dialogue s’entame, le texte introduit la réalité dans la fiction, les acteurs étant par moments à la fois eux-mêmes et leurs personnages, des cinéphiles passionnés dont les films sont la nourriture quotidienne, le carburant indispensable. La porte de la boutique refermée, les deux amis partent vers une nouvelle vie, à la campagne.
Etat des lieux
L’écriture de Fabrice Melquiot (qui signe la mise en scène) est nerveuse, percutante, et drôle, admirablement servie par les deux interprètes qui jouent toutes les palettes du texte, comique, profond, menaçant parfois, pudique. Les insultes sont furtives et comiques : « Espèce de Godard, va ! » lance Vincent à Philippe qui rétorque : « Rivette ! » avant que ensuivent « Truffaut ! » « Garrel ! » Dans leur vie, il n’y a plus de présence féminine. Leur seul lien est cette fraternité, cette amitié soudée par l’amour du cinéma, le besoin de « vivre hors du temps ». Et d’expliquer l’importance du « temps d’un plan » qui représenterait « toutes les versions de soi ». Multiples sont les références aux cinéastes admirés : Scorsese, Welles dont l’ombre plane… L’adaptation à la vie à la campagne ne va pas sans appréhension pour Philippe. Et encore ne voit-il pas la météorite suspendue au-dessus de la maison. La comédie bifurque alors vers une étrangeté, dresse comme un état de vie et des lieux. Entre adresse au public, jeu « naturel », Philippe Torreton et Vincent Garanger sont exceptionnels, drôles et graves, débridés et sensibles, émouvants et grotesques. Leur pas de deux funambulesque au bord du précipice est troublant, et poignant.
Lazzi * * *
Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis, bd de La Chapelle, Paris 10e. Tél. 01 46 07 34 50. www.bouffesdunord.com Jusqu’au 24 septembre. Tournée : Annemasse, Antibes, Pont-Audemer, Nevers, Le Mans, Draguignan, Agen, Pau, Narbonne, Tarbes, Foix, Bonneuil-sur-Marne, Montbéliard.
(Photo Christophe Raynaud de Lage)