Seul sur scène, Sami Frey lit la transcription d’un entretien réalisé par Claude Lanzmann pour Shoah
C’était lors du tournage de Shoah. Parmi les entretiens réalisés par Claude Lanzmann pour son film, celui avec le délégué du Comité international de la Croix-Rouge à Berlin, Maurice Rossel, fit l’objet d’un film documentaire à part entière, sorti en 1997, douze ans après Shoah, ainsi que de la publication de sa transcription exacte. L’interview a eu lieu en 1979 et porte sur la visite, et le rapport qui s’en est suivi, du camp de Theresienstadt en 1944 par Rossel. A noter que, auparavant, en 1943, Rossel s’était rendu à Auschwitz. Le témoignage fait appel à la mémoire. Lanzmann confronte le témoignage recueilli des années plus tard pour son film avec les faits rapportés à l’époque par Rossel. Les nazis présentaient Theresienstadt comme un camp modèle, et quand Rossel en fit la visite, celle-ci avait été minutieusement préparée afin d’éviter les images pénibles et de maquiller la réalité, en une mise en scène macabre avant l’arrivée des officiels. Dans le camp, 5 000 morts par mois étaient dénombrées mais bien moins étaient déclarées. Lors de la visite guidée du camp, le regard de Rossel glisse sur le défilé des malheureux défilant devant les visiteurs : « moi, je n’ai rien vu ».
Présence de la voix
De l’antisémitisme ordinaire, de la difficulté d’être un témoin quand on est victime de son propre aveuglement, le témoignage dit tout. L’interrogateur creuse les questions, s’attache aux images, revient sur des détails, demande des précisions, en une sorte de contre-interrogatoire, confrontant la réalité historique et le regard du témoin. La lecture met en relief le remarquable travail de journaliste, enquêteur affûté, obstiné, de Lanzmann. Les questions s’infiltrent dans la conversation, jamais brusques, se fondant dans la tonalité « neutre », presque absente, de l’interviewé. Sami Frey se fait le passeur impassible de ce témoignage sidérant de celui qui n’a pas voulu voir, pas cherché à savoir. Sur le ton d’une conversation presque banale, de son timbre suave, presque atone, de sa voix feutrée, si sourde parfois que l’on peine à percevoir les propos, il fait entendre, s’il était possible, l’absence de regard du témoin, les creux du non-dit, du non-vouloir voir. Avec une douceur qui tranche avec le récit glaçant des horreurs perpétrées dans le camp, il en laisse deviner certains passages. Une fois, devant le défilé des prisonniers du camp, Rossel dit l’absence de vie : « Y avait qu’les yeux qui vivaient ». Parfois, l’un semblait plus présent à la vie, et alors « on se disait : voilà un vivant qui passe. » Quand le regard refuse de voir.
Un vivant qui passe * * *
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