Les Innocents, Moi et l’Inconnue au bord de la route départementale

Au Théâtre de la Colline, Alain Françon met en scène la dernière pièce de Peter Handke

C’est d’abord une route dont la courbe mène on ne sait vers quel horizon. Une route où ne passe aucun véhicule, qui traverse des champs et où l’on aperçoit au loin des arbres, peut-être morts, des cheminées. Un homme –Moi- s’est approprié le lieu où il marchait quand il était enfant avec son grand-père. Moi –le narrateur- déambule en liberté, livre ses états d’âme. Cette route départementale en déshérence (projet abandonné ? itinéraire dévié ?) fait désormais partie du paysage, intégrée à la nature qui l’entoure. Nowhere beckettien favorable à la contemplation, elle est le lieu de Moi : « Ici, c’est la route où jamais n’a flotté un drapeau excepté celui du ciel bleu, des nuages, de la neige. (…) Ma route, mon droit, le dernier chemin libre sur notre planète –je veux le défendre. Je veux ? Je dois. C’est mon rôle. » Mais voici que sur sa route, se profile un groupe d’individus… Ce sont les Innocents tels que les imaginent Peter Handke qui viennent pour disputer son territoire à celui qui est ici chez lui. Emmené par un chef de tribu et sa femme, le chœur des Innocents, assemblage de majorité silencieuse et de représentants d’un monde matérialiste, est une menace pour le narrateur. « Prépare-toi, route, à notre assaut (…) Fin de ta solitude… » prévient le chef de tribu. Comment Moi peut-il résister ? Et l’Inconnue espérée viendra-t-elle ?

Un théâtre poétique

Métaphore du chemin, de la liberté et de l’existence, le dernier texte de Peter Handke (traduit par lui-même en français) interroge sur la place de l’individu dans la nature et l’évolution de la société. Au fil des quatre saisons, Moi est confronté au Temps, à l’attente de l’Inconnue, à l’espoir. Dans la majesté du décor de Jacques Gabel –superbe tableau inspiré des toiles de Gerhard Richter- et les lumières de Joël Hourbeigt, l’image de la route s’imprègne fortement. « Rentrer sur la route –rentrer vers le silence-, seul retour possible de nos jours. » Le texte, mystérieux, puissant, déroule son écriture poétique en monologues baignés d’images oniriques. Pour l’interpréter, Alain Françon a choisi une palette de comédiens aguerris et parfaits dans l’exercice : Gilles Privat, Moi, qui fait le bravache comme il montre ses faiblesses, philosophe, amuse ou émeut, Dominique Valadié, impressionnante comme à l’accoutumé, majestueuse quand elle s’adresse au ciel, Pierre-François Garel, le chef et sa femme, Sophie Semin, et tous les Innocents. Intense poésie du texte et des images.

Les Innocents, Moi et l’Inconnue au bord de la route départementale       * * *

Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris 20e. Tél. 01 44 62 52 52. www.colline.fr Jusqu’au 29 mars. MC 2 Grenoble du 2 au 4 avril.

(Photo Jean-Louis Fernandez)