L’Eden cinéma

Deux ans après sa création au TNS, la pièce de Marguerite Duras mise en scène par Christine Letailleur est à voir au Théâtre de la Ville-les Abbesses.

Dans Un barrage contre le Pacifique, paru en 1950, Marguerite Duras racontait la vie de sa mère, arrivée en Indochine en 1912 comme enseignante, et qui, après la mort de son mari, pour pouvoir élever ses enfants, travaillait comme pianiste à l’Eden cinéma de Saïgon. Au bout de dix ans, grâce à ses économies, elle a obtenu une concession de la part de l’administration. Mais chaque année, la mer envahit les terres et la récolte est détruite, malgré la construction de barrages. Les terres  étant incultivables, la mère a été ruinée. Son obstination à vouloir construire des barrages, son obsession, l’écrivain les a reprises dans L’Eden cinéma, la version théâtrale d’Un Barrage contre le Pacifique, écrite par Marguerite Duras vingt-sept ans après le roman. La forme audacieuse du texte, bousculant les frontières entre théâtre, cinéma et littérature ont séduit Christine Letailleur qui, après Hiroshima mon amour en 2012, revient à cette « langue unique, inimitable qui va vers un dépouillement extrême, vers une certaine abstraction même. »

La frustration, le désir

« La mère était née dans le nord de la France… » Suzanne et Joseph, les enfants, en parlent au passé, mais elle est là, toujours présente, même après sa mort. Le texte mélange les temporalités, enchevêtre les lieux, joue avec les silences, les disparitions (l’omniprésence de la mère, l’ombre de M. Jo, l’évocation du petit frère mort…). Les quatre comédiens réunis par Christine Letailleur font sentir, chacun avec sa sensibilité, la frustration, le désir : dans un combat perdu d’avance, la lutte de la mère, meurtrie d’avoir été flouée par l’administration, contre la montée des eaux (magistrale Annie Mercier, bouleversante dans la lecture de sa lettre aux cadastreurs), Joseph, l’homme de plaisir avide de liberté (Alain Fromager, opaque), la jeune Suzanne, attirée par son frère (Caroline Proust, fine et lumineuse) et troublée par le désir de M. Jo, l’amoureux malheureux (Hiroshi Ota). Dans les lumières de Grégoire Lafond et Philippe Berthomé, la scénographie minimaliste et ouverte d’Emmanuel Clolus laisse libre cours à l’imaginaire : sur un plateau, un cadre coulissant avec des panneaux transparents rappelant le bungalow où vit la famille. On est au bord du Pacifique, et il n’y a rien pour enfermer les mots de Duras, qui flottent longtemps après la fin de la représentation.

L’Eden cinéma                    * * *

Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, Paris 18e. Tél. 01 42 74 22 77. www.theatredelaville-paris.com Jusqu’au 23 avril. Du 10 au 14 mai au Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence, 20 mai, au Châteauvallon-Liberté, Toulon.

(Photo Jean-Louis Fernandez)